Quand on débute, on confond souvent “traces de répète” et documentation. Un carnet de notes suffit… jusqu’au premier montage sous chapiteau, aux premiers partenaires, et aux premières demandes de subvention. Là, il faut prouver ce qu’on fait, comment on le fait et avec qui — de façon claire, partageable et vérifiable.
Je parle ici comme un professeur qui a accompagné des promotions d’étudiant·es et des compagnies : documenter n’est pas de la paperasse, c’est un outil de création. Une bonne doc fluidifie les répétitions, sécurise la technique, rassure les coproducteurs et facilite le travail des régies sur d’autres plateaux.
Dans cet article, je vous donne une méthode concrète pour formaliser votre processus sous chapiteau, en définissant chaque terme. Vous repartirez avec un kit minimal, des gabarits et une arborescence prête à l’emploi.
Sommaire
Pourquoi documenter • Les 7 briques indispensables • Nommage & versions • Outils courants • Pipeline “sous chapiteau” • Tableau de synthèse • Comment choisir • Conclusion
Pourquoi documenter (et ce que ce mot veut dire vraiment)
Documenter, c’est produire des supports à jour, compréhensibles et transmissibles qui décrivent votre projet artistique et son exécution technique.
Trois objectifs concrets :
- Créer mieux : décisions visibles, moins de malentendus, continuité entre séances.
- Monter en sécurité : le chapiteau impose des plans clairs, des responsabilités et des check-lists.
- Partager : nouvelles personnes (interprètes, technicien·nes, partenaires) s’intègrent vite.
Définitions rapides (bases) :
- Bible de création : dossier maître qui regroupe vision artistique, dramaturgie, distribution, contraintes scéniques.
- Carnet de répétition : journal quotidien des choix, essais, timings et tâches (qui fait quoi avant la prochaine séance).
- Feuille de route (day sheet) : planning opérationnel jour J (horaires, montage, repas, sécurité, contacts).
- Cue list : liste ordonnée des déclenchements (lumière/son/vidéo) avec repères scéniques.
- Stage plot : schéma de plateau (emplacements agrès, praticables, pendrillons, retours son).
- Rider technique : ensemble des exigences matérielles et logistiques pour l’accueil.
Les 7 briques indispensables (cirque, France, sous chapiteau)
- Vision & cadre artistique
- Contenu : intention, synopsis, références, enjeux pour le public.
- Pourquoi : base des dossiers (écoles, résidences, soutiens) et repère pour l’équipe.
- Calendrier de création
- Contenu : phases (laboratoire, résidence chapiteau, filages, générale, première), jalons et livrables.
- Pourquoi : évite les glissements et permet d’aligner technique, communication et budget.
- Plateau & sécurité
- Contenu : stage plot, implantation chapiteau, analyse de risques (gestes, agrès, voltige), procédures d’évacuation, check-list EPI (équipements de protection individuelle).
- Pourquoi : indispensable sous chapiteau (conditions météo, ancrages, haubanage, charges).
- Technique (lumière/son/vidéo)
- Contenu : plans de feu, patchs, fiches DMX, liste matériel, référentiels de couleurs/gelatines, cue list synchronisée.
- Pourquoi : assure la reproductibilité d’une date à l’autre.
- Dramaturgie & conduite
- Contenu : structure des scènes, objectifs par séquence, repères temporels (durées, transitions).
- Pourquoi : la conduite relie l’artistique aux déclenchements techniques.
- Régie & logistique
- Contenu : feuilles de route, contacts, hébergements, transports, inventaires, check-in/out matériel.
- Pourquoi : réduit le stress des montages/démontages et la perte de matériel.
- Droits & crédits
- Contenu : mentions obligatoires, musiques utilisées, visuels, autorisations, partenaires, logos normalisés.
- Pourquoi : conformité juridique et communication propre.
Nommage, versions, arborescence : la grammaire qui évite le chaos
Principe : un fichier = un rôle clair, un nom standardisé, une version lisible.
- Convention de nommage :
AAAA-MM-JJ_Type_Document_Projet_Version_Auteur.ext - Ex.
2025-03-12_Plan-Feu_ChapiteauNord_v1-2_JMartin.pdfAAAA-MM-JJ(date ISO) facilite le tri.v1-2= version majeure 1, révision 2.
- Arborescence type :
/PROJET /01_Artistique /02_Creation (carnets, conduite) /03_Technique (plans, patchs, cues) /04_Plateau_Securite /05_Regie_Logistique /06_Communication /07_Admin_Droits /99_Archives (versions figées)
- Sauvegarde & partage : un espace cloud (Drive/Nextcloud) + un dossier Lecture seule pour les versions validées.
- Versionnage : pour les textes/cues, un dépôt Git peut aider (outil de suivi des versions de fichiers texte). Si c’est trop technique, conservez le système
vM-m+ un journal des changements (CHANGELOG).
Outils courants (et pourquoi)
(Je cite des catégories et exemples utilisés dans la profession ; vous pouvez choisir des équivalents libres ou propriétaires.)
- Édition & notes : Google Docs / LibreOffice pour les textes ; pad collaboratif pour prises de notes en direct.
- Tableurs : suivi des tâches, plannings, inventaires (LibreOffice Calc, Google Sheets).
- Schémas & plans : Draw.io, Vectorworks/SketchUp (selon équipement de l’école) pour stage plots et implantations.
- Cues & diffusion : QLab / Show Cue System pour la conduite son/vidéo ; table lumière selon parc (notez toujours le firmware et le patch).
- Partage : Drive/Nextcloud, avec droits “lecture seule” pour les documents validés.
- Check-lists : gestion simple des to-do (Notion/Trello) pour assigner tâches et dates.
- Sécurité : un modèle d’analyse de risques et un registre d’incidents (même mineurs).
Définitions rapides :
- Patch : correspondance entre sorties (ex. DMX/console) et appareils (projecteurs/retours).
- Implantation : plan qui montre les emplacements exacts de chaque élément sur le plateau ou sous chapiteau.
- Conduite : document qui associe l’avancée du spectacle aux déclenchements techniques.
Pipeline “sous chapiteau” : de l’idée à la première
- Avant-premières recherches : note d’intention (1 page), moodboard, premiers risques identifiés (agrès, hauteurs).
- Laboratoire : carnet de répètes quotidien (objectifs, essais, décisions), début de conduite “brouillon”.
- Résidence chapiteau : versions bêta des plans (feu/son), stage plot V1, première cue list stable, procédures de montage/démontage chronométrées.
- Filages : conduite verrouillée, riders consolidés, feuille de route standardisée (gabarit).
- Générale & première : gel des documents versionnés (PDF en lecture seule), pack “accueil” pour tout nouveau lieu.
- Tournée : journal d’exploitation (retours techniques, incidents, améliorations), mise à jour mineure des docs si nécessaire (v1-3 → v1-4).
Tableau de synthèse (documents essentiels)
Document / Outil | À quoi ça sert | Limites à connaître |
Bible de création | Partager la vision et les choix artistiques | Doit rester concis et à jour |
Carnet de répétition | Suivre décisions et tâches entre séances | Devient inutile sans rituel quotidien |
Stage plot & implantation | Sécuriser les emplacements et flux sur plateau | Exige des mises à jour à chaque changement d’agrès |
Cue list (L/S/V) | Synchroniser artistique et technique | Nécessite un langage commun et un numéro de version |
Riders techniques | Dialoguer avec accueils/coproductions | À adapter aux contraintes locales |
Feuille de route | Orchestrer une journée de travail | À relire par toutes les équipes la veille |
Analyse de risques | Prévenir incidents, définir EPI et procédures | À réviser dès qu’un nouvel élément apparaît |
Arborescence + nommage | Retrouver, partager, archiver | Discipline collective indispensable |
Comment choisir dans la vraie vie
- Si vous êtes seul·e à tout faire → Kit minimal : Bible (2 pages) + Carnet de répètes + Stage plot simple + Conduite sommaire + Arborescence standard.
- Si vous travaillez en petit collectif → Ajoutez riders, feuilles de route et une analyse de risques simplifiée ; centralisez en cloud avec droits.
- Si le projet implique voltige/agrès spécifiques → Priorité à sécurité (analyse de risques détaillée, check-lists montage/démontage, EPI) et implantation précise.
- Si vous visez des résidences et soutiens → Soignez vision & cadre + calendrier de création + documents en lecture seule ; la lisibilité fait gagner du temps aux partenaires.
- Si l’école a des outils techniques spécifiques → Adoptez-les pour aligner la conduite (ex. logiciel de diffusion) et consignez les versions/patchs.
Rituels qui changent tout :
- 10 minutes en fin de journée pour remplir le carnet de répètes.
- Un “freeze” hebdomadaire : documents gelés en PDF, datés et versionnés.
- Une revue sécurité à chaque ajout d’agrès ou changement d’implantation.
Si tu ne devais retenir qu'une seule chose !!
Documenter, c’est prendre soin du processus créatif et des personnes qui le portent. Sous chapiteau, la clarté sauve du temps, réduit les risques et permet à chacun de se concentrer sur l’essentiel : le geste artistique. Retenez trois idées :
- Une bible claire et un carnet de répètes sont vos fondations.
- La sécurité et la conduite relient l’artistique à la technique.
- Une discipline légère mais régulière (noms de fichiers, versions, rituels) suffit pour passer d’un système fragile à une base professionnelle.
Hypothèse : vous êtes en France, en contexte pédagogique, avec accès à un cloud d’école. Si l’enjeu devient financier (résidences, coproductions), un œil extérieur (régie/administration) peut sécuriser vos documents avant diffusion.
Et pourquoi j’emprunte des méthodes de “dev” / developpeur informatique pour parler d'un métier du spectacle vivant ?
Dans le spectacle vivant, on croit souvent que ces histoires de versions, de “freeze” et de journal de changements sont réservées aux informaticiens. En réalité, j’utilise cette analogie parce qu’elle résout les mêmes problèmes que sur un plateau : éviter les quiproquos, savoir qui a changé quoi, quand et pourquoi, et pouvoir revenir en arrière si une idée ne fonctionne pas.
- Quand je parle de versionnage (comme Git, qui est un outil pour suivre l’évolution de fichiers texte), je veux simplement dire : “chaque document porte un numéro de version et une date ; on garde l’historique”. Sur scène, cela évite de répéter avec un plan de feu périmé ou une conduite différente suivant les personnes.
- Une branche en dev, c’est une piste d’essai en création : on teste une nouvelle séquence ou un autre patch son sans casser la version qui marche. Si l’essai est concluant, on fusionne (on adopte officiellement) ; sinon, on jette sans dégâts.
- Un commit (une sauvegarde nommée) n’est rien d’autre qu’un point de repère : “ajout des cues 23–30 après filage”. Le changelog (journal des changements) devient votre carnet clair de décisions, exploitable par la régie comme par l’équipe artistique.
- Le tag (étiquette) “v1.0 – Première” fige un état stable : tout le monde travaille sur la même base. Les mises à jour mineures (“v1.1 – nouvelle transition finale”) sont visibles et discutables.
- La CI (intégration continue) des devs, c’est notre rituel : revue sécurité, check-list montage/démontage, export PDF en lecture seule la veille. Pas d’outils exotiques obligatoires : un Drive + des PDF figés, c’est déjà de l’intégration continue à notre échelle.
- Enfin, la reproductibilité qui obsède les développeurs, c’est exactement ce que je vise : que la même conduite et les mêmes plans produisent le même résultat dans un autre chapiteau, avec une autre équipe d’accueil.
Autrement dit, je ne vous propose pas de devenir informaticiens ; je vous propose d’adopter une discipline de versions qui appartient tout autant à notre métier. Vous pouvez la faire tourner avec trois choses simples : des noms de fichiers clairs, des PDF gelés pour les documents validés, et un journal des changements tenu au quotidien. Le reste (Git ou autres) n’est qu’un outil ; l’important, c’est la méthode.
FAQ
Pourquoi documenter un processus de création scénique sous chapiteau ?
Parce que la documentation rend la création plus fluide, améliore la sécurité et permet d’intégrer vite de nouvelles personnes. Sous chapiteau, elle évite malentendus et retards.
Quels sont les documents minimaux à produire quand on débute ?
Une bible de création courte, un carnet de répétition quotidien, un stage plot simple, une conduite sommaire et une arborescence standardisée. Ce kit couvre 80 % des besoins.
Comment nommer et versionner proprement mes fichiers sans outils complexes ?
Convention simple : AAAA-MM-JJ_Type_Projet_vM-m_Auteur.ext (ex. 2025-03-12_Plan-Feu_Chapiteau_v1-2.pdf).
Je gèle les versions validées en PDF “lecture seule” et je tiens un journal des changements.
Qu’intègre la documentation de sécurité sous chapiteau ?
Une analyse de risques, des procédures de montage/démontage, les EPI requis, les implantations et charges, un plan d’évacuation et une fiche contacts. Mise à jour à chaque nouvel agrès.
Quelle différence entre conduite, cue list et feuille de route ?
- Conduite : lien entre scènes et déclenchements techniques.
- Cue list : liste ordonnée des déclenchements (lumière/son/vidéo) avec repères.
- Feuille de route : organisation de la journée (horaires, montage, repas, sécurité, contacts).
Quels outils simples utiliser à l’école ou en petite structure ?
Cloud partagé (Drive/Nextcloud), Docs/LibreOffice pour textes, Sheets/Calc pour plannings, Draw.io pour schémas, QLab/SCS pour la diffusion. Les PDF gelés gardent tout le monde aligné.
Comment intégrer la documentation au quotidien sans alourdir l’équipe ?
Je bloque 10 minutes en fin de journée pour le carnet de répètes, je gèle chaque semaine les docs stables, et je fais une revue sécurité à chaque changement d’agrès.
Qui est responsable des mises à jour ?
Un binôme : côté artistique (bible/conduite) et côté régie (technique/sécurité/feuilles de route). Chacun tient son journal de changements et annonce les nouvelles versions gelées.
Pourquoi parler de méthodes inspirées du développement logiciel ?
Même objectif : tester sans casser, retracer qui a changé quoi et reproduire le résultat d’un lieu à l’autre. Ce n’est pas de l’informatique, c’est de la discipline de versions.
Quel pack envoyer à un nouveau lieu d’accueil ?
Un pack d’accueil en PDF datés : bible (2 pages), riders techniques, stage plot, conduite versionnée, feuille de route type, analyse de risques et contacts, dans un dossier Lecture seule.